Last and First Men – Renouveau de la SF

Nous sommes les derniers Hommes.

Écoutez patiemment. Tel est l’ordre que nous intime, par trois fois, la voix de Tilda Swinton dans Last and First Men. En effet, le chant du cygne de Jóhann Jóhannsson invite tout spectateur à s’armer de patience face à une œuvre semblable à aucune autre, capable pourtant de révéler à ceux qui en seront dignes l’étincelle d’une science-fiction d’un nouveau genre. Film expérimental, monochrome, granuleux, épique, poétique – si j’ai piqué ta curiosité, aurai-je ton attention ?

LAST AND FIRST MEN

  • Réalisateur : Jóhann Jóhannsson
  • Actrice principale : Tilda Swinton
  • Date de sortie : 25 février 2020 (Berlinale)
  • Pays : Islande
  • Durée : 1h10

L’ILIADE DE L’ESPACE

La science-fiction est un genre qui ne date pas d’hier. Englobant des films majeurs de Blade Runner à Alien, de Stalker à Metropolis et jusqu’en 1902 avec Le Voyage dans la Lune de Méliès, elle s’impose comme l’un des pendants majeurs du corpus cinématographique mondial, ayant livré en cent ans et des poussières de nombreux chefs-d’œuvre au panthéon du 7ème Art. Et le cinéma ne fait qu’effleurer la surface ; la littérature de SF, elle, remonte encore de plusieurs siècles en arrière, prenant corps sous la plume de Wells, Asimov et autres Verne. Autrement dit, parvenir aujourd’hui à faire quoi que ce soit de nouveau en science-fiction est un exploit considérable qui mérite d’être soulevé.

Après un écran noir prolongé, parsemé des mille et une impuretés de l’image pelliculaire, émerge dans les premières secondes de Last and First Men un ciel en noir et blanc. Du bord supérieur, une structure inconnue se révèle, ses parois indistinctes, ses arêtes géométriques, dans un plan en contre-plongée. Est-ce un vaisseau en train de se poser ? Peut-être, nous ne le saurons jamais. Alors que l’exploration panoramique de l’objet se poursuit avec une grande placidité, une voix jaillit

« Écoutez patiemment. »

Narratrice

Ces mots, ils sont issus du roman d’Olaf Stapledon, Les Derniers et les Premiers, paru en 1930 et qui offre en version originale son titre au film de Jóhannsson. Car oui, il s’agit bien là d’une adaptation – ce qui pourrait contredire ce que j’entendais aux paragraphes précédents, mais je le promets, mon raisonnement est cohérent. Si Clarke a signé L’Odyssée de l’Espace, Stapledon signe ici son Iliade. Un chef-d’œuvre métaphysique qui remet en question notre place dans l’univers et s’impose comme un épique immémorial. La voix que nous entendons est celle de Tilda Swinton, actrice monumentale récemment à l’affiche de Memoria chez Apichatpong Weerasethakul ou Trois mille ans à t’attendre chez Georges Miller. Elle sera notre narratrice, et seule présence humaine de ce film, tandis qu’elle dévoile les contes de millénaires d’humanité, incarnant une voix tout droit issue de notre avenir, lançant un ultime message à notre époque alors qu’elle s’apprête à vivre son extinction.

Les seules choses que nous verrons, durant l’heure qui suit et à l’exception de quelques incursions d’un voyant lumineux indistinct, sont ces structures abstraites aux formes indéchiffrables. En réalité, ce sont des spomenici (ou spomenik au singulier), des monuments tout droit hérités d’un certain brutalisme soviétique, construits en ex-Yougoslavie sous Tito pour célébrer les victoires et commémorer les défaites de la Seconde Guerre Mondiale. Ils ne ressemblent, volontairement, à rien de connu – bien que l’on puisse y distinguer par paréidolie des visages ou végétaux. Devant la caméra du réalisateur islandais, ils prennent les vêtements de vestiges de civilisations à venir et pourtant déjà passées, perdues dans un futur antérieur qu’il ne nous est plus donné que d’imaginer à travers les mots de cette narratrice invisible.

Le monolithe a bien changé.

AUDIOVISUEL

Une seule chose à écouter, une seule chose à voir. Ajoutons à cela une image et une bande originale pareillement grainées et l’on pourrait facilement s’attendre à ce que Last and First Men soit aussi austère qu’un bloc de béton. Mais ne t’y trompe pas. Derrière le minimalisme apparent des moyens mis en place, Jóhannsson révèle une parfaite maîtrise des moyens audiovisuels, autrement dit de l’esthétique et surtout du son – ce qui n’étonnera personne, puisqu’il était, avant tout, un des meilleurs compositeurs contemporains.

Son film est intimement humain, sans pourtant en montrer aucun. À travers des chœurs éthérés et un orchestre au sommet de son art (au sein duquel figure notamment la violoniste Hildur Guðnadóttir tout juste oscarisée pour Joker), la musique parvient à convoquer une véritable présence, à s’incarner tout en étant indéfectiblement autre, pleine de vibrations artificielles et d’échos d’outre-espace. La même émotion parcourait la bande originale de Premier Contact que l’auteur avait également orchestrée pour Denis Villeneuve.

C’est ainsi que bien que Last and First Men soit le premier (et seul) long-métrage de son réalisateur, il n’en est pas à son coup d’essai. En 2015 déjà, on avait pu découvrir le sublime moyen-métrage End of Summer, qui dévoilait les mêmes apanages esthétiques avec une pellicule monochrome et granuleuse et une bande originale futuriste, filmant cette fois-ci les paysages inviolés de l’Antarctique et ses manchots. En rétrospective, le moyen-métrage pourrait former les parenthèses de Last and First Men, incarnant aussi bien une ère pré-humaine qu’un territoire post-apocalyptique, celui d’une nature enfin libérée de notre joug.

Ce dernier film est tout aussi puissant dans ses évocations, sinon plus ; c’est un tour de force que de nous envoûter avec une telle adresse. Profondément poétique, dans le sens le plus épique du terme et ce en dépit de (ou grâce à ?) son dépouillement, il déroule un voyage à travers le système solaire et survolant plus de deux-mille millions d’années. Le cinéaste puise dans le passé, observant avec un œil attentif les ruines des spomenici et reprenant avec révérence les mots de Stapledon, pour dessiner les contours d’un monumental avenir. C’est précisément ceci qui en fait une œuvre séminale de science-fiction.

Vers l’infini et au delà.

L’APOCALYPSE DE L’AUTEUR

Last and First Men se construit comme une longue élégie. Ce message que nous transmet la narratrice, portant la voix des « derniers Hommes », fait figure de testament : son humanité est confrontée à une extinction certaine, mise en péril par un cataclysme cosmique inévitable. Que dire alors, dans cet instant funeste ?

« Écoutez patiemment. Ce n’est pas notre dernier mot. »

Narratrice

Car voilà un avertissement, certes, mais aussi et surtout une ode à l’humanité. Un espoir immense transparaît dans les mots solennels, presque sacrés, venus de l’avenir : celui d’un double impact. Le premier, c’est laisser quelque chose de l’humanité derrière elle, si elle était amenée à définitivement disparaître. Le second, c’est qu’avec la connaissance du destin à venir, le passé, notre présent, devienne le meilleur de lui-même. Le film pose et propose une réponse à l’éternelle question : quel souvenir restera-t-il de nous ?

Difficile alors de ne pas lire entre les lignes la prophétie de l’apocalypse de son propre auteur. Jóhann Jóhannsson disparut prématurément en 2018, condamnant Last and First Men à rester éternellement son unique long-métrage – mais son magnum opus. Ainsi, le film, présenté de façon posthume à la Berlinale 2020, est lui-même un dernier message, une mémoire à conserver de ce qui n’est plus. Il entre au panthéon d’une science-fiction qui se veut vaste comme l’univers et profondément intime. Quelle belle image que cette ultime lumière vacillante sur le dernier spomenik peu à peu englouti par la nuit…

« Grandes sont les étoiles, et l’humanité ne compte pas pour elles.
Mais l’humanité est un esprit juste, qu’une étoile a conçu, et qu’une étoile tue. »

Narratrice
Monument funéraire ?

LE MOT DE LA FIN

La mort tragique du prodige Jóhann Jóhannsson inscrit Last and First Men aux rangs de ces œuvres uniques laissées sans suite, à l’instar de La Nuit du Chasseur ou An Elephant Sitting Still, monuments solitaires du 7ème Art, imprimant la marque indélébile de leur auteur dans un dernier message à l’humanité. Minimaliste dans son esthétique et vastement épique dans sa poésie, voici, à n’en pas douter, le meilleur film de science-fiction de la décennie 2020.

Note : 9 / 10

« Nous, les dix-huitièmes, sommes les derniers Hommes. »

Narratrice
Réminiscence hypnotique.

— Arthur

Tous les gifs et images utilisés dans cet article appartiennent à leurs-ayants-droits respectifs, et c’est très bien comme ça.

3 commentaires sur “Last and First Men – Renouveau de la SF

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  1. Tu me laisses dans une fascinante expectative à la fin de ton envoûtant article. Je ne connaissais cet artiste qu’à travers les trames sonores hypnotiques de « The Arrival », voici que je le découvre auteur d’un film unique, pierre tombale de l’humanité autant que rêve éveillé. J’espère bien poser mon regard très bientôt sur cet étonnant objet filmique.

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