Everything Everywhere All At Once – La quintessence de la démence

Le plus 2022 des films de 2022.

Le cinéma est né par l’actualité. C’est ainsi que l’on nommait, dès les Lumière et jusqu’à la Seconde Guerre Mondiale, les courts-métrages illustratifs ou informatifs filmés aussi bien en bord de trottoir, à la Sortie de l’Usine, qu’aux quatre coins du monde. Or, si les films traitant de sujets contemporains sont légions, encore aujourd’hui, rares sont ceux pouvant se targuer d’une parfaite compréhension de l’essence-même de leur époque, leur maîtrise totale et irréprochable du zeitgeist ambiant. Pourtant, il arrive que l’un d’entre eux émerge de façon inattendue : c’est tout, partout, tout à la fois, ou pour les plus anglophones d’entre nous… Everything Everywhere All At Once.

EVERYTHING EVERYWHERE ALL AT ONCE

  • Réalisateurs : Daniel Kwan & Daniel Scheinert
  • Acteurs principaux : Michelle Yeoh, Ke Huy Quan, Stephanie Hsu, Jamie Lee Curtis
  • Date de sortie : 31 août 2022 (France)
  • Pays : États-Unis
  • Budget : 25 millions $
  • Box-office : 100,8 millions $ (En cours)
  • Durée : 2h20

(EXTRA)ORDINAIRE

Evelyn Wang (Michelle Yeoh) est une femme sino-américaine ordinaire, à la tête d’une petite laverie tout ce qu’il y a de plus commun. Mais il y a ces instants dans la vie de chacun où il semble que l’univers tout entier est ligué contre nous – maintenant pour Evelyn peut-être plus que pour quiconque, alors que son mari Waymond (Ke Huy Quan) s’apprête à demander le divorce, qu’elle doit être auditée par Deirdre (Jamie Lee Curtis), inspectrice des impôts particulièrement tenace, que le patriarche autoritaire de la famille, Gong Gong (James Hong) vient tout juste d’arriver de Hong Kong, tout cela en essayant d’accepter le fait que sa fille Joy (Stephanie Hsu) a une petite amie. Au milieu de ce chaos, elle se retrouve plongée du jour au lendemain dans un conflit multiversel dont elle-seule est la clé, devant puiser dans les capacités de ses incarnations alternatives pour vaincre le mal qui la pourchasse, répondant au nom de Jobu Tupaki…

Catégoriser Everything Everywhere est une entreprise, au mieux, complétement vaine. Le synopsis pourtant déjà relativement alambiqué ci-dessus ne fait qu’effleurer la surface d’un édifice aux ramifications aussi infinies qu’improbables. Science-fiction, drame, comédie… toutes les étiquettes conviendront aussi bien qu’aucune ; une seule certitude, j’ai beaucoup ri, et beaucoup pleuré.

Ouvrir les portes du multivers amène son lot de références, aussi bien à Matrix ou 2001 : L’odyssée de l’espace qu’à In the Mood for Love ou Ratatouille (oui oui). Tout le monde pourra dire que le film est un peu de ceci ou de cela, reprend tel ou tel élément de telle ou telle œuvre ; la vérité cependant, c’est que les comparaisons ne tiennent pas plus d’une séquence isolée et que le spectateur est confronté à un film pareil à aucun autre, et c’est à lui que seront comparées les œuvres futures des années à venir.

La dévotion des Daniels (Kwan et Scheinert) sous-tend l’entièreté du long-métrage, jusque dans les moindres détails où, dit-on, le diable se situe. Chaque plan est marqué d’une attention particulière, preuve tangible du temps qui a été passé à réfléchir et construire ce film extra-ordinaire. Que les effets spéciaux, très largement du niveau des blockbusters contemporains – et même très au-dessus des plus récents Marvel – aient été réalisés par seulement cinq personnes ayant appris leur technique de façon entièrement autodidacte est la cerise sur le gâteau mille-feuilles dont chaque couche réserve de nouvelles surprises.

Tout, partout, tout à la fois.

WELCOME TO THE INTERNET

« A little bit of everything, all of the time. Apathy’s a tragedy and boredom is a crime. »

Bo Burnham, Inside (2021)

Difficile de lire le titre d’Everything Everywhere All At Once sans repenser aux paroles de Bo Burnham qui chantait l’an dernier, dans « Welcome to the Internet », une histoire d' »un peu de tout, tout le temps ». Car qu’est ce que « Tout, partout, tout à la fois » définit si ce ne sont les possibilités innombrables offertes par Internet ? Cette montagne d’informations accessible du bout des doigts, où l’on devient qui l’ont veut en incarnant n’importe quel avatar, où la science la plus érudite côtoie l’humour le plus absurde, où un seul clic mène aussi bien à un puits de connaissance qu’à une pub pornographique.

Les Daniels comprennent fondamentalement l’essence d’Internet et en infusent leur film de bout en bout. D’un revers de caméra, d’un univers à l’autre, ce qui paraît comique d’un côté devient tragique de l’autre, ce qui paraît stupide devient une morale à retenir. Et de temps en temps, on tombe sur un dildo. Everything Everywhere est marqué par la conscience que ce multivers aux possibilités infinies peut mener au pire, en la personne de Jobu Tupaki, aussi bien qu’au meilleur dans l’accomplissement personnel d’Evelyn. Intrinsèquement ancré dans 2022, il dresse le portrait d’une société dévorée par un mal-être numérique croissant et un seuil d’attention en chute libre, qui a besoin pourtant de s’échapper vers d’autres univers pour oublier la pluie mélodramatique constante dont notre monde est abreuvé.

Entre des mains moins adroites, un concept aussi massif que celui d’Everything Everywhere aurait facilement pu s’effondrer sous son propre poids ; devenant soit une sous-exploitation drastique du concept de multivers (comme la moitié de Doctor Strange in the Multiverse of Madness), soit une cacophonie insensée qui déraille complétement les enjeux de son propre film (comme l’autre moitié de Doctor Strange in the Multiverse of Madness). Mais les Daniels ne sont pas n’importe qui, et leur véritable tour de force est de parvenir à jouer du potentiel immense du multivers en prenant les idées les plus stupides en apparence, à l’image de l’univers des cailloux, réussissant non seulement à les faire fonctionner mais en plus à les intégrer aux plus hauts climax émotionnels du film.

Je vois ce que tu veux dire.

CE DONT NOUS PARLONS QUAND NOUS PARLONS D’AMOUR

Mais l’aspect le plus fin que le film comprend et émule est le paradoxe d’Internet et de notre société au sens large. Nous passons nos vies à rechercher une connexion, quelqu’un ou quelques uns avec qui ressentir quelque chose, et plus on passe de temps à la rechercher, plus on met à mal les connexions que l’on possède déjà. Avec Internet, la connexion illimitée devient interdépendante d’une connexion brisée. Et je ne dis pas ça pour jouer les vieux réactionnaires (j’ai à peine la vingtaine…), j’ai parfaitement conscience d’écrire cet article en ligne et qu’il est lu de la même façon. Je cherche simplement à souligner quelque chose qui fait partie intégrante de l’identité de notre époque.

Les fractures de communication sont dans l’ère du temps. Que ce soit dans Parasite en 2019, Drive My Car en 2021 ou Everything Everywhere en 2022, ce sont systématiquement des films qui se concentrent sur des situations où la communication entre les personnes est mise à mal. En ceci, la question du langage est centrale : Evelyn parle à son père en cantonais et à Waymond en mandarin, elle discute avec Joy en chinois et en anglais imparfait tandis que sa fille répond en anglais et en chinois imparfait. Au service des impôts, Deirdre peine à se faire comprendre face à trois personnes dont aucune n’a l’anglais pour langue natale. Personne ne parvient à trouver les mots lui permettant de s’exprimer clairement, se résignant au passage d’une langue-univers à l’autre quitte à perdre le contact de son interlocuteur.

Il coule donc de source que la fracture la plus vive soit entre Evelyn et Joy, puisqu’elle se heurte au plus de barrières à surmonter. La première est évidemment générationnelle, mais à ça s’ajoute une dimension culturelle, les deux femmes étant sino-américaines mais chacune née d’un côté différent du Pacifique. Et bien sûr, la difficulté partagée par de nombreux parents qu’a Evelyn à s’ajuster à l’homosexualité de sa fille. Michelle Yeoh et Stephanie Hsu sont phénoménales dans l’alchimie qu’elles partagent à l’écran pour nous faire passer par cette pléthore d’émotions, complimentées par des personnages secondaires irréprochables, particulièrement dans la profondeur que leur offre leurs incarnations alternatives, aussi bien pour Gong Gong, Deirdre et surtout, SURTOUT Waymond.

Everything Everywhere est un travail d’orfèvre, en ceci que peu importe les millions de détours que le multivers lui fait prendre, son histoire tient en réalité en une ligne : c’est une femme qui doit apprendre, réapprendre, à aimer. Il est révélateur que la première action qu’Evelyn doit entreprendre pour sauter d’un univers à l’autre est de déclarer son amour à Deirdre, et qu’elle n’y parvienne pas, annonçant la quête à venir pour libérer tout son potentiel et présageant l’univers le plus émouvant (alors que le plus débile). Qu’elle est ardue la quête pour apprendre à aimer, car aimer les autres commence par s’aimer soi-même – accepter que tout ce que l’on aurait pu être, partout où l’on aurait pu aller, tout nous a mené ici, et maintenant.

Parce qu’on a tous parfois besoin d’un câlin.

LE MOT DE LA FIN

Déroulant avec talent et humour les fils qui trament notre époque connectée, Everything Everywhere All At Once révèle les blessures et aspirations que renferment chacun de nos cœurs. Aucun autre film jusqu’ici n’a réussi à mieux exploiter l’effarant potentiel du multivers comme prisme de notre existence… et peut-être qu’aucun autre n’y parviendra plus encore.

Note : 9 / 10

« Je t’aime. »

Evelyn
Rock and roll.

— Arthur

Tous les gifs et images utilisés dans cet article appartiennent à A24, et c’est très bien comme ça.
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2 commentaires sur “Everything Everywhere All At Once – La quintessence de la démence

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