J comme – Jackie

De ce qui est vrai et de ce qui est une performance.

Derrière chaque film se trouve une histoire, fut-elle simplement celle de sa création. Il arrive que cette histoire se fasse majuscule, reconstituant alors sous les yeux du spectateur la vie elle-même de personnalités remarquables, faisant de personnages historiques les personnages d’une œuvre cinématographique. C’est le biopic, rencontre fascinante entre Art et Histoire, fondu dans les forges du réalisme à mi-chemin entre le documentaire et la fiction.

L’histoire de Jackie, nous la connaissons tous. C’est celle de ce 22 novembre fatidique, il y a précisément 57 ans, au cours duquel le président américain John Fitzerald Kennedy a été assassiné à Dallas. C’est celle de cette femme, inoubliable, dans son costume rose tâché du sang de son défunt époux. C’est l’Histoire, tout simplement.

Bonjour Billy et bienvenue au 7ème Café pour la première critique alphabétique en près de 10 mois ; voici J comme Jackie.

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JACKIE

  • Réalisateur : Pablo Larraín
  • Acteurs principaux : Natalie Portman, John Hurt, Billy Crudup
  • Date de sortie : 2 décembre 2016 (US), 1er février 2017 (France)
  • Pays : États-Unis
  • Budget : 9 millions $
  • Box-office : 36,6 millions $
  • Durée : 1h40

UNE IMAGE

Une image vaut mille mots.

J’ai vu Jackie pour la première fois lors de sa sortie française en février 2017. Si le film m’a marqué pour différentes raisons que nous aurons l’occasion d’explorer plus avant, c’est surtout un plan, une image qui m’est restée en tête tout ce temps entre ce premier visionnage et le second qui a précédé la rédaction de cet article. Et bien que le temps ait érodé mes souvenirs (je ne sais pour quelle obscure raison, je me rappelais du plan étant en contre-plongée) et la durée du plan d’à peine quelques secondes, cette image est restée, et elle résume pour moi tout ce que Jackie est.

Durant cette scène vers le milieu du biopic, l’ex-Première Dame enchaîne les cigarettes, les verres d’alcool et les prises de médicaments et enfile une dizaine de robes différentes avant de déambuler erratiquement dans les longs couloirs et vastes pièces de la Maison Blanche. Ce plan précis la présente de dos, seule, habillée d’une longue robe noire qui semble flotter derrière elle.

L’image elle-même est magnifique, la robe élégante, le décor somptueux, la composition poétique. Jacqueline Kennedy, au centre, captive l’attention, couronnée de lumière par le lustre de la pièce voisine. Mais derrière les apparences parfaites couve le drame… C’est le portrait d’une femme seule et perdue, comme prisonnière d’une pièce bien trop immense pour elle, drapée d’un noir alliant la dignité de sa position et le deuil qu’elle porte en son âme. Tout semble minutieusement arrangé, dans des tons nacres et pastels ; mais l’harmonie est brisée par deux éléments perturbateurs. D’une part, la lumière est tamisée, presque éteinte, comme si la nuit tombait sur son esprit ; d’autre part les roses écarlates du bouquet ressortent violemment, symboles malheureux du sang qui a été versé.

En un plan, on prend l’ampleur émotionnelle d’un film tout entier, et l’on entraperçoit les coulisses d’un des plus importants moments de notre Histoire contemporaine. Allons donc le découvrir ensemble…

MYTHES ET HÉROS

La volonté affirmée du réalisateur Pablo Larraín est d’inviter le spectateur derrière les portes closes de cet instant historique unique. On sait tous parfaitement ce qui s’est passé le 22 novembre 1963 – et sinon, on peut toujours revoir le JFK d’Oliver Stone pour se rafraîchir la mémoire – mais le cinéaste s’intéresse aux jours d’après, à ces heures fatidiques entre l’assassinat de Kennedy et son enterrement, à travers le regard de celle qui fut sans doute le plus durement touchée.

Cette volonté transparaît dès les premières scènes et particulièrement durant la reconstitution de l’émission spéciale de 1962, A Tour of the White House with Mrs. John F. Kennedy. Par un judicieux montage entre images d’archives, reconstitution plan pour plan en noir et blanc et scènes hors-cadre, le spectateur prend part à un véritable making-of et passe de l’autre côté de la caméra – que le réalisateur n’hésite pas à filmer elle-même -, et donc de l’autre côté de l’Histoire.

« LE JOURNALISTE – So… this will be your own version of what happened. »

Le scénario, basé notamment sur un entretien entre Jacqueline Kennedy et un journaliste de Life, se garde pourtant bien de sombrer dans la facilité en faisant de l’assassinat en soi un simple arrière-plan à partir duquel peut se construire le récit. L’ombre de JFK plane sur l’ensemble du film mais seulement en tant que mythe, comme celui d’un héros légendaire tombé au combat, d’un martyr de la nation. Plus précisément, un mythe en construction ; le chemin parcouru pour bâtir l’héritage de Kennedy tel qu’on l’envisage aujourd’hui, la légende derrière légende.

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Boire pour oublier.

PREMIÈRE DAME

L’architecte de ce récit mythologique, celle qui est au centre de tout, est bien évidemment Jacqueline Kennedy. Après tout, c’est elle qui donne son nom au film, non ? Jackie élabore le portrait complexe et nuancé de cette femme que tout le monde connaît, et pourtant que personne ne connaît vraiment à la fois ; entre l’image renvoyée par toutes ces photographies, films, et la personne bien réelle qui se cachait derrière.

La prestation doit bien sûr énormément (tout ?) à Natalie Portman, ici incontestablement dans l’un de ses plus grands rôles, qui lui vaudrait une nomination à l’Oscar de la Meilleure Actrice, cinq ans après sa victoire dans la même catégorie pour Black Swan. Elle est ici impériale, donnant vie au personnage par un travail gestuel et vocal hors du commun, insufflant avec une même dignité les moments où Kennedy s’impose et ceux où elle est au plus bas.

Le jeu de l’actrice est toujours subtil, dévoilant une nuance émotionnelle riche entre chagrin, deuil, élégance et rage contenue. Ce sont d’ailleurs ces mêmes adjectifs qui pourraient caractériser la bande originale de Mica Levi, teintée d’une ineffable solennité entre tragédie et élégie, et qui vient systématiquement souligner les émotions de l’actrice principale.

Nombreuses sont les scènes dévastatrices – comment ne pas avoir la gorge serrée dans ce plan où se mêlent sur le visage de Jackie le sang et ses larmes – mais les plus puissantes sont peut-être ces déambulations spectrales dans la Maison Blanche, rappelant par bribes celles de Delphine Seyrig dans L’Année Dernière à Marienbad. Il y a celle que j’ai déjà évoquée brièvement précédemment, bien sûr, mais également le retour de Kennedy après l’assassinat, où tout pourrait paraître parfait si ce n’était pour ce tailleur Chanel inoubliable maculé de sang.

« JACKIE – Let them see what they’ve done. »

#Jackie from and the frog
Moment historique.

TEXTURE CINÉMATOGRAPHIQUE

Recréer cette tenue légendaire est un véritable travail d’orfèvre. Ce n’est pas qu’un costume d’époque mais bien un morceau d’Histoire matérialisé, et il fallait lui rendre l’hommage qui lui est dû, en respectant avec précision la teinte de rose apparaissant à la caméra et l’aspect texturé de la matière. Le fait que cette entreprise soit une réussite est un témoignage de la virtuosité de la costumière Madeline Fontaine dans son domaine.

Les costumes sont toujours l’une des constituantes primordiales d’un biopic, repères temporels concrets qui nous ramènent en des ères révolues ; mais rarement sont-ils aussi vitaux que dans Jackie où chacune des robes représente une importance historique capitale. Elles sont ici minutieusement ressuscitées, dans tout leur faste et tout leur éclat passé – les robes noires particulièrement marquantes, symboles tangibles du deuil de l’ex-Première Dame.

Combinant ces magnifiques costumes à la pellicule très granuleuse sur laquelle le film a été tourné, Jackie acquiert une dimension textile, tactile, amenant le cinéma à presque accaparer un autre de nos sens après la vue et l’ouïe : le toucher. Le biopic se transforme en une vaste tapisserie, brodée avec soin, comme pour nous faire toucher du doigt le tissu-même de l’Histoire.

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Beauté entachée.

DERRIÈRE LA FAÇADE

Bien sûr, tout ceci n’est que façade. Les décors, les costumes, la musique ne sont que des éléments tangibles qui donnent sa forme au film ; de la même façon que Jackie a toujours pris soin de maintenir son image, de calculer ses actions, de maîtriser tout ce qu’elle renvoyait au monde dont, pour un instant funeste, elle fut le centre.

La véritable quête de fond de Jackie est de nous offrir un aperçu de ce qui transparaît quand cette façade se fissure, d’écouter les murmures de l’Histoire qui comblent ces vides entre les moments que l’on connaît.

La caméra du directeur de la photographie Stéphane Fontaine participe de cette plongée dans l’intimité d’un drame national. Parfois, le cadrage et la composition se veulent immaculés, très précisément établis pour refléter le contrôle qu’exerce le personnage – les scènes de l’entretien à Hyannisport sont à ce titre les plus remarquables. Plus souvent, la caméra est portée à l’épaule, déséquilibrée, pour tanguer au rythme de l’émotion de chacune des scènes.

Dans tous les cas, le film favorise les plans rapprochés et les gros plans, pour toujours orienter notre regard selon celui de l’ex-Première Dame. Nous n’avons pas besoin de voir ce qui se passe autour puisque nous savons ce qui se passe autour, nous permettant ainsi de nous focaliser sur le visage de Kennedy et d’y déceler les émotions subtiles qui fuitent à travers la façade. La scène juste après l’assassinat, particulièrement, où l’émotion se fait la plus vive, fait usage d’un gros plan magistral : il n’y a qu’elle, elle seule, et son chagrin.

#jackie from Yvonne, I love you, but he pays me.
Un sourire d’apparat.

UN FILM EN DEUIL

L’émotion qui imprègne l’ensemble du long-métrage est avant tout le deuil. Au delà des processions, des cérémonies, du deuil national, il y a celui bien plus intime d’une veuve et de ses deux jeunes enfants qui viennent de perdre respectivement leur mari et leur père. Dans les tragédies de si grande ampleur, l’évènement a tendance à supplanter dans l’esprit collectif les personnes les plus durement impactées – les États-Unis pleurent un président, certes, mais Jackie pleure l’homme qu’elle aimait.

En faisant de l’ex-Première Dame son point central d’attention, Larraín remet l’humain au cœur de ce récit historique et reconstruit la personne de Jacqueline Kennedy derrière son image. Ses discussions avec le prêtre, dernier rôle (de son vivant) de l’immense John Hurt (Alien, Elephant Man), mettent en exergue les traumatismes intérieurs de cette femme désemparée. Un deuil qu’on lui refuse, constamment scrutée par le monde entier et tenant, brièvement, le destin d’une nation entre ses mains.

« JACKIE – Everyone knows my story.
LE PRÊTRE – God isn’t interested in stories. He’s interested in the truth. »

Ultimement, il y a une vertu expiatoire à Jackie. Le genre du biopic a souvent pour but de placer en modèles et en héros des personnages historiques ; pour que, les observant, nous en tirions une source d’inspiration pour orienter nos propres vies. Ce film n’y fait pas exception, mais se pose en récit cathartique sur la perte des êtres chers. Jacqueline Kennedy, elle aussi, a connu le deuil, et Jacqueline Kennedy, aussi, l’a surmonté. Elle devient par là un modèle d’abnégation, de résilience, de dignité que tous peuvent admirer.

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Duo de légendes.

DE L’ESSENCE DU BIOPIC

Ce qu’elle fait aussi, et surtout, c’est bâtir le mythe de son époux. De la première à la dernière minute, Jackie entreprend d’inscrire Kennedy dans l’Histoire, accentuant notamment sa filiation avec l’illustre Abraham Lincoln, lui aussi assassiné durant son mandat, et cherchant à tout prix à lui éviter l’oubli dont sont victimes les deux autres présidents qui connurent le même sort, James A. Garfield et William McKinley.

Pour ce faire, l’ex-Première Dame se fonde sur une pléthore de documents historiques – il est à noter également que la Maison Blanche elle-même est un véritable musée de la présidence américaine, emplie de meubles et tableaux remarquables dont il est maintes fois question au cours du film. De la même façon, ce dernier lui aussi se fonde sur l’Histoire, à travers des images d’archives ou des références, pour bâtir le mythe de Jacqueline Kennedy ; le scénario imite son sujet pour devenir une profonde réflexion sur l’Histoire et l’héritage qu’on en tire.

Jackie en devient alors un biopic qui a conscience de lui-même, assumant sa position oxymorique à la fois en tant que témoignage historique et fiction pure. « What was real, what was performance » se demande le personnage central dans une – mais pas la seule – tirade subtilement méta. Puisque le biopic n’est par essence que l’illusion de la réalité, aussi sincère soit-elle, il ne peut en résulter qu’un récit légendaire, comme j’ai déjà eu l’occasion de l’évoquer avec, entre autres, Elephant Man ou Bohemian Rhapsody.

En affirmant cette position presque mythologique, de la même façon que la veuve Kennedy inscrit son mari dans le mythe national et dans la lignée de la légende arthurienne, Jackie nous dit quelque chose sur ce que c’est que de raconter la biographie d’un personnage historique à travers l’Art. C’est un aperçu non pas tant de la légende que de sa construction, une légende désormais inscrite de façon indélébile dans l’histoire de l’humanité. Il y aurait d’autres grands présidents (encore que), mais jamais il n’y aurait d’autre Camelot.

« Don’t let it be forgot
That once there was a spot
That for a brief shining moment was known
As Camelot. »

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Dernière danse.

LE MOT DE LA FIN

Jackie est un film brodé des plus magnifiques étoffes. Porté par une Natalie Portman au sommet de son art, il nous emmène dans les coulisses de l’un des moments les plus importants du siècle dernier, portrait intime d’une tragédie nationale et réflexion subtile sur la place du cinéma dans l’Histoire, et de l’Histoire au cinéma.

Note : 8 / 10

« I’m not the First Lady anymore. You can call me Jackie. »

Jackie
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Dressed in black.

— Arthur

Tous les gifs et images utilisés dans cet article appartiennent à leurs ayants-droits respectifs, et c’est très bien comme ça

3 commentaires sur “J comme – Jackie

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  1. Voilà un article richement étoffé !
    Tu t’es attaqué à un bloc, un mythe, magnifiquement fragmenté par Pablo Larrain, tout comme il avait su éclater la vision du poète Neruda. Le travail de l’image, de sa texture avait également irrigué mon article (qu’il me faudrait remettre en mémoire d’ailleurs, je vais aller me relire tiens).
    En tout cas bravo pour cette analyse en profondeur qui m’a donné envie de repartir à Dallas.

    Aimé par 1 personne

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