Rome, ville ouverte – Destins perdus

La trilogie des Rome d’Anna Magnani, première partie.

Anna Magnani. 1908 – 1973. Une des plus grandes actrices italiennes de tous les temps ; elle fut d’ailleurs la première d’entre elles à recevoir un Oscar de la Meilleure Actrice en 1955 pour son rôle dans La Rose tatouée. Pour son charme unique, sa force de caractère et la passion qui enflammait son jeu, on l’appelait « La Lupa ». La louve, comme celle qui éleva Romulus et Rémus, selon la mythologie latine, les fondateurs de Rome. La ville où elle est née, où elle mourut, et à laquelle elle resta fidèle toute sa carrière, à travers notamment trois films par des réalisateurs de légende : Rome, ville ouverte par Rossellini, Mamma Roma par Pasolini et Roma par Fellini. Un panorama de la capitale italienne sur trois décennies ; voici la trilogie des Rome d’Anna Magnani, première partie : Rome, ville ouverte.

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Le rouge et le noir.

ROME, VILLE OUVERTE

Réalisateur : Roberto Rossellini

Acteurs principaux : Anna Magnani, Aldo Fabrizi

Date de sortie : 13 novembre 1946 (France)

Pays : Italie

Box-office : 1 million $

Durée : 1h45

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Le joli titre !

VIES ORDINAIRES

Le 10 septembre 1943, alors que la Seconde Guerre Mondiale fait rage dans toute l’Europe et même au delà des mers, Rome est déclarée « ville ouverte » par les occupants nazis. Une protection précaire, qui vise à empêcher tout combat dans l’enceinte de la capitale, dans le but de la protéger, elle et la cité du Vatican, de la ruine. Une paix relative mais instable, où il faut survivre plus que vivre, sous le joug des oppresseurs. C’est dans ce contexte que Roberto Rossellini place ce qui reste encore aujourd’hui probablement son plus grand film, qui lui valut d’ailleurs le Grand Prix du Festival de Cannes en 1946.

Rome, ville ouverte, c’est une histoire de destins croisés. Drôle parfois, émouvant aussi, mais surtout rempli d’espoir ; la vie, quoi. On suit tout un kaléidoscope de gens ordinaires dans leur existence quotidienne, des jeunes enfants au vieillard de l’immeuble, en passant par une actrice populaire et un officier de police. En tête du cortège, un trio de citoyens qui résistent chacun à leur façon à l’occupant : un ingénieur communiste, une jeune veuve qui s’apprête à se remarier et un prêtre catholique.

Il y a Giorgio Manfredi, l’ingénieur. Joué par Marcello Pagliero, il est traqué par la Gestapo pour ses liens avec la résistance et contraint de fuir son logement pour se réfugier chez son ami Francesco. Toujours poursuivi, toujours en fuite, il est l’élément déclencheur des évènements du film, et son passé et ses relations avec un certain Luigi Ferraris pourraient bien le rattraper sans prévenir.

Anna Magnani incarne Pina, une jeune mère dont le premier mari est décédé quelques années plus tôt. Elle s’apprête à épouser en secondes noces Francesco, l’ami de Manfredi. La majorité des émotions du film repose sur elle, et on s’y attache très facilement. À travers son personnage féminin très fort, Magnani exprime le courage des femmes résistantes, tantôt troublée par ses émotions, tantôt déchaînée pour protéger son fils et son conjoint. Pina nous touche et nous marque en tant que représentante tragique de toutes les femmes de la guerre.

Enfin, il y a Aldo Fabrizi jouant Don Pietro, le curé de la paroisse locale. S’il entame Rome, ville ouverte comme un personnage plutôt comique avec notamment une scène très drôle chez un antiquaire, il prend peu à peu plus d’importance et opère un véritable basculement pour devenir le personnage principal du long-métrage, agissant à la fois comme un guide spirituel et conseiller pour Pina, et un allié précieux dans la résistance pour Manfredi.

Ces destins se croisent et s’entrecroisent dans une fresque cinématographique majeure sublimée par le noir et blanc poétique, la réalisation intimiste de Roberto Rossellini et la musique grandiose de son frère Renzo. Mais plus qu’une œuvre de grande valeur artistique, Rome, ville ouverte se dote aussi d’un attrait historique unique, racontant la guerre avant même qu’elle ne soit finie.

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C’est ce qui s’appelle fusiller du regard.

LA DURE RÉALITÉ

Rome, ville ouverte est un des représentants majeurs du néoréalisme italien. Mais qu’est ce que le néoréalisme, Billy ? C’est un mouvement cinématographique caractéristique des années 40-50, focalisé sur la représentation de l’Italie d’abord, puis de l’Europe toute entière, durant la période d’après-guerre. Il vise à montrer la réalité de la vie quotidienne de « vrais » gens, du peuple, dans la rue, dans leurs maisons, dans la pauvreté souvent. Les films néoréalistes s’apparentent presque à des documentaires, employant régulièrement des acteurs non-professionnels et dépeignant le monde tel qu’il est, dans des décors réels au milieu des foules de citoyens. Rossellini est une figure de proue du mouvement, avec sa trilogie entamée en 1945 par Rome, ville ouverte, puis poursuivie par Paisà qui raconte les affres de la Seconde Guerre Mondiale dans la campagne italienne en 1946, et Allemagne, année zéro en 1948 qui étudie la survie des Berlinois après la guerre. Un autre exemple majeur du néoréalisme est Le Voleur de Bicyclette de Vittorio de Sica en 1948, d’ailleurs largement considéré comme un des meilleurs films de tous les temps ! Mais bref.

À ce titre, le film de Rossellini est empreint d’une grande authenticité – à l’instar de Les Ailes pour la Première Guerre Mondiale – puisqu’il a été tourné dès 1944, à peine un mois après que les nazis ont quitté la capitale italienne, et évidemment bien avant la fin de la guerre. Il fut d’ailleurs en premier lieu assez décrié par les spectateurs italiens, qui revoyaient sur grand écran les expériences difficiles qu’ils avaient vécues à peine quelques mois avant ; et ce sont les critiques étrangers qui ont réhabilité Rome, ville ouverte grâce notamment à sa victoire à Cannes. Il fait d’ailleurs parti des 45 films recommandés par le Vatican, aux côtés de Metropolis, Le Magicien d’Oz, Mission ou encore, justement, Le Voleur de Bicyclette, et le Pape François l’a cité comme un de ses films favoris lors d’une interview en 2013.

Par son aspect d’observation de la vie plutôt que de déclamation d’un message, le film offre un témoignage unique sur le passé. Et comme tout témoignage, bien sûr qu’il porte un point de vue, et oui, certains éléments sont fictionnalisés ; mais Rossellini ne prétend jamais à l’objectivité. Son œuvre est un récit, un portrait intime d’une ville racontée par ses habitants, pas un état de faits historiques, et c’est probablement le document qui raconte au plus près et le mieux ce qu’a pu être la vie romaine sous l’occupation.

« Pour moi, le réalisme n’est que la forme artistique de la vérité. »
– Roberto ROSSELLINI, Bianco e Nero, 1952

Si Rome, ville ouverte fonctionne si bien, même trois quarts de siècle plus tard, c’est parce que tout le monde, devant et derrière la caméra, avait réellement vécu des évènements similaires à ceux du film. D’ailleurs, il s’inspire d’histoires vraies de citoyens romains, à l’instar de Don Guiseppe Morosini, un prêtre résistant fusillé en 1944, ou Teresa Gullace, une femme abattue en public par les nazis alors qu’elle était enceinte. La plupart des acteurs étaient des gens recrutés par Rossellini dans la rue, des gens qui avaient participé à des actions de résistance, ou qui avaient perdu des proches comme les personnages du film. Si beaucoup d’entre eux sont devenus des acteurs et actrices connus par la suite, c’est justement grâce à Rome, ville ouverte qui était pour beaucoup un de leurs tous premiers films, à l’exception faite d’Aldo Fabrizi et notre chère Anna Magnani qui étaient déjà bien installés dans le paysage audiovisuel italien. Dernière anecdote croustillante : lors de la scène où les occupants raflent le quartier, les nazis sont joués par des prisonniers de guerre allemands, qui avaient donc réellement participé à de telles exactions.

La dernière partie de cette critique concerne la fin du film. Spoilers en perspective.

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La course éperdue. La course est perdue.

UNE LUEUR D’ESPOIR

La scène de l’assassinat de Pina, enceinte, en pleine rue, d’une balle dans le dos, le jour précédant son mariage et devant son fils, en plus d’être une des scènes les plus marquantes et les plus tragiques de toute l’histoire du 7ème Art, représente le point de bascule du film. À partir de ce moment là, il n’y aura plus d’instants amusants, légers, comme avant. La mort a frappé, inéluctablement, sans prévenir, et a infiltré la vie des personnages. Le personnage de Magnani était le plus attachant, et voilà qu’il nous est arraché subitement sans fioritures, sans grand final. C’est injuste. C’est la guerre. Et elle s’éteint dans les bras du prêtre.

Cette mort permet à Don Pietro d’opérer sa transition majeure vers le statut de personnage principal en remplacement de la jeune femme. De la figure comique secondaire de Rome, ville ouverte, il devient la pierre angulaire sur laquelle s’appuient tous les autres personnages. Il est le dernier garant de l’espoir dans une cité qui en a été vidée. Il soutiendra Manfredi jusqu’au bout lorsqu’il est torturé par les Allemands, puis maudira ces derniers dans une scène extraordinaire de Fabrizi avant d’être finalement abattu d’une balle dans la tête à l’instar d’une chèvre dans une scène précédente du film qui préfigurait cette issue funeste. Dans son sacrifice, il devient tel le Père Gabriel de Mission une figure messianique et s’apparente au Christ dans ses dernières paroles.

« DON PIETRO – Seigneur, pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font. »

Alors quoi ? C’est tout ? Pas de sauvetage héroïque, pas d’évasion, pas de rédemption. Tout le monde est mort. Néanmoins, si cette fin est définitivement tragique, elle n’en fait pas moins sens. D’une part, parce qu’il est important de garder en tête le contexte du film. La Seconde Guerre Mondiale n’était même pas terminée quand il a été tourné ! Comment être optimiste quand le monde est à feu et à sang ? Ce n’est pas un film américain avec un happy end. C’est la vraie vie, et à cette époque, la vraie vie finissait souvent mal. D’autre part, même si les nazis ont tué les résistants, ils n’ont pas eu leurs âmes. En restant fidèles à leurs amis, leurs familles et à leur cause, Manfredi et Don Pietro symbolisent un espoir maigre mais bien présent, et conservent leur dignité humaine face à des Hommes qui n’en ont plus. Par dessus tout, en ne parlant pas ils donnent tort au Major Bergmann, et deviennent les héros ordinaires d’un peuple assiégé.

« HARTMANN – Et s’il ne parle pas ?
BERGMANN – Alors cela voudra dire qu’un Italien vaut autant qu’un Allemand. »

Le film s’ouvre sur les soldats allemands qui marchent au pas pour entrer dans la capitale. Ils occupent la ville. Francesco s’enfuit. Pina, Manfredi et Don Pietro sont assassinés. Il ne reste que les enfants, qui repartent vers la cité en réponse au plan d’ouverture. Symboliquement, ils représentent la reprise de la ville par son peuple, ils représentent la génération future qui devra rebâtir sur les ruines de leurs pères. C’est l’espoir de Rome. Rome, ville ouverte. Rome brisée, Rome outragée, Rome martyrisée, mais Rome libérée.

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Priez pour nous, pauvres pêcheurs.

LE MOT DE LA FIN

Rome, ville ouverte représente un patrimoine cinématographique et historique inestimable. Doté de personnages inoubliables et de scènes puissantes, il dresse le portrait réaliste et intimiste d’une capitale en ruines, détruite tout autant que ses habitants, mais garde toujours une lueur d’espoir, espérant sans relâche la fin de la guerre, toute proche.

Note : 7,75 / 10

« PINA – On croyait tous qu’elle finirait vite. »

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Tous les chemins mènent à Rome.

— Arthur

Tous les gifs et images utilisés dans cet article appartiennent à leurs ayants-droits respectifs, et c’est très bien comme ça

5 commentaires sur “Rome, ville ouverte – Destins perdus

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    1. Mes notes représentent l’appréciation subjective du visionnage des films plus que leur qualité objective – en ce sens il vaut toujours mieux lire ce que j’écris plutôt que se concentrer sur la note qui ne sert qu’à donner un ordre d’idée personnel. Et puis, qu’est ce qu’un chiffre, dans le fond ? 😀

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    1. Jean-Paul II était grand amateur de cinéma et il voulait marquer le centenaire du 7ème Art en 1995 (même si techniquement le centenaire n’était pas cette année là, mais c’est un autre débat) ; et effectivement la liste est parfois étonnante mais toujours très intéressante. Dommage qu’on ait pas un pape cinéphile, je serais curieux de voir une liste remise au goût du jour !

      Aimé par 1 personne

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