Talking About Trees – Les graines de l’espoir

Bienvenue au Festival International du Film d’Amiens, compétition officielle des longs-métrages documentaires.

Le 39ème Festival International du Film d’Amiens se tient du 15 au 23 novembre 2019. Pas moins de 217 films dans une sélection extrêmement riche et variée, qui met cette année l’Espagne à l’honneur ; mais aussi de nombreuses thématiques autour du monde difficile du travail, un regard tourné vers l’Afrique et les Caraïbes, des masterclass de Claire Simon et Jean-Jacques Annaud, et encore plein d’autres choses. Pour en savoir plus, je t’invite à aller faire un tour sur le site officiel du festival, et n’hésite pas à venir y faire un tour si tu passes à Amiens dans la semaine. À cette occasion, j’ai pu voir un des six films en compétition officielle dans la catégorie Long-Métrage Documentaire, Talking About Trees. Le portrait incroyable de quatre vieux réalisateurs qui tentent tant bien que mal de faire renaître le cinéma de leur pays, le Soudan…

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Un chamal, des chameaux.

TALKING ABOUT TREES

Réalisateur : Suhaib Gasmelbari

Acteurs principaux : Ibrahim Shaddad, Suleiman Ibrahim, Manar Al Hilo, Altayeb Mahdi

Date de sortie : 18 décembre 2019 (France) – Projeté le 16 novembre 2019 au Festival International du Film d’Amiens

Pays : Soudan

Durée : 1h37

La jolie licorne !

DE LA CHANCE D’ASSISTER À UNE PROJECTION

Il est des films complétement paumés, parfaitement inconnus, qui m’attirent irrépressiblement sans que je puisse me l’expliquer. Un titre, et une seule image, découverts absolument par hasard, suffisent parfois à faire naître en moi l’envie de voir un film, aussi improbable soit-il. J’ai déjà eu l’occasion de parler de certaines de ces œuvres sur Le 7ème Café, à l’instar du film de science-fiction indépendant The Endless, du drame chinois de quatre heures An Elephant Sitting Still ou encore le court-métrage documentaire polonais 89 mm d’écart. Talking About Trees fait partie de ces films-là. Je n’en avais jamais entendu parler avant de tomber dessus par pure sérendipité en feuilletant la programmation du festival, et inexplicablement, il m’a tout de suite parlé.

C’est ainsi que je me suis retrouvé le samedi 16 novembre à 14h30 dans la seule salle du cinéma d’art et essai Saint-Leu, que j’affectionne particulièrement. On ne va pas se mentir Billy, on est bien loin de l’envergure du Festival de Cannes – foin de tenues correctes exigées, pas l’ombre d’une file d’attente à l’entrée et dispositif très sommaire pour accueillir les invités. Malgré tout, il faut bien admettre que les petits tickets colorés spécialement imprimés pour le festival font leur petit effet, et nous devions tout de même être une bonne cinquantaine/soixantaine dans la salle, ce qui, je peux te l’assurer, est déjà beaucoup pour Saint-Leu. En plus, la productrice du film, Marie Balducchi, avait fait le déplacement pour venir présenter ce projet et répondre aux questions du public après la séance, et ce fut très enrichissant.

Mais pourquoi je te raconte tout ça ? D’une part, pour retracer mon expérience du seul festival de cinéma auquel j’ai eu la chance d’assister jusqu’ici – j’avais également pu prendre part à la cérémonie d’ouverture consacrée à mon héros Georges Méliès lors de l’édition 2018 – et te donner, j’espère, envie d’y faire un tour si tu as l’occasion de passer à Amiens. D’autre part, parce que plus que jamais avec cette séance, nous prenons conscience de l’importance et de la chance de pouvoir assister à la projection d’un film.

Aujourd’hui, assister à une projection est presque un acquis. On projette des films dans les classes dans les établissements scolaires, on organise des sorties cinéma pour les associations, et globalement n’importe qui peut trouver une salle plus ou moins proche de chez lui avec plus de 5740 salles dans plus de 2000 cinémas en France – le plus grand parc cinématographique d’Europe. Mais ce n’est pas le cas partout. À l’heure actuelle, au Soudan, il n’y a qu’un seul cinéma ouvert dans tout le pays, à Khartoum, pour 43 millions d’habitants. Car en 1989, Omar el-Bechir, à la tête du Front National Islamique, prit le pouvoir à la suite d’un coup d’état, et instaura une dictature de la Sharia. Dans ce cadre, l’institution nationale de cinéma soudanaise fut dissoute, et tous les cinémas, fermés, revendus ou laissés à l’abandon.

C’est pour sauver le cinéma du pays qui leur est si cher que quatre vieux réalisateurs soudanais ont fondé le Sudanese Film Group dans les années 2010, afin d’apporter la culture de l’image animée aux nouvelles générations, en dépit de l’adversité, de la misère et de la censure.

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Une salle bien vide…

LE CIMETIÈRE DES ÉLÉPHANTS

Ibrahim, Manar, Suleiman et Altayeb sont les garants d’une époque révolue, d’une époque effacée de force de l’histoire d’un pays sous le joug de ses tyrans. Ce sont des cinéastes, partis étudier le 7ème Art tout autour du monde dans leur jeunesse, à Moscou, en Allemagne ou encore au Canada dans les années 60 et 70, puis revenus dans leur Soudan natal pour exercer leur art. Avec l’arrivée au pouvoir d’el-Bechir, ils connurent aussi la prison, la censure, et l’exil. À ce titre, ils se font aussi les garants d’une culture et d’une ouverture au monde que d’aucuns cherchent à faire taire. Et pourtant, ils reviennent à la charge, inlassablement, alors que le plus jeune d’entre eux, « Monsieur Manar » comme les autres se plaisent à le surnommer, a déjà 67 ans au moment du film.

Leurs articulations sont aussi rouillées que les vieilles caméras qu’ils ressortent de leurs placards, couvertes d’épais lits de poussière. Ils parcourent les charniers laissés par la dictature, non pas de corps, mais de pellicules ; monceaux emmêlés et effacés par le temps et les ardeurs du désert. Ils déambulent dans d’antiques cinémas, aux murs écaillés et décrépis, comme des ruines de temples antiques, des écrins autrefois éblouissants desquels on aurait dérobé la précieuse perle.

« MANAR – Pellicule chérie, un jeune amant t’a remplacée. Le digital est le jeune amant. »

Pourtant, ils ne baissent pas les bras, et gardent leur sourire et leur humour, à l’instar du Charlot des Temps Modernes qu’ils projettent clandestinement au public soudanais. On leur a interdit de faire des films et d’en diffuser officiellement, alors ils se débrouillent avec les armes dont ils disposent : ils filment dans des toilettes exigües avec leur téléphone portable, ils organisent des projections avec leur vieil écran grinçant et leur vidéoprojecteur modeste. Le cinéma est mort, assassiné, mais eux ne le sont pas ; tels de vieux éléphants ridés par les âges mais forts de leur sagesse tutélaire, brûlant encore d’une énergie inépuisable, ils continuent d’espérer la renaissance, assis sur leur banc d’attente.

« Banc d’attente », ce devait être le titre original du film. Ce premier film de Suhaib Gasmelbari, qui comme les vétérans dont il dresse le poétique portrait, est né au Soudan, puis a étudié le cinéma à l’étranger – en France, précisément – et est retourné dans son pays pour y faire du cinéma. Là-bas, les quatre réalisateurs lui ont dit ceci : il pouvait retourner faire ses films en Europe et faire ce qu’il voudrait, de l’action, de la comédie, n’importe quoi, mais s’il restait au Soudan avec eux, alors lui aussi devrait venir s’asseoir sur le banc d’attente. Alors il a choisi la seconde option.

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Et… action !

QUE SONT DONC CES TEMPS…

« Que sont donc ces temps, où
Parler des arbres est presque un crime
Car c’est faire silence sur tant de forfaits ! »

Mais Gasmelbari ne comptait pas rester les bras croisés. Alors en dépit de la censure, en dépit du danger d’arrestation, d’emprisonnement, ou pire, il a fait son documentaire. Clandestinement. Contre vents et marées. Il a parlé des arbres.

Le titre final de l’œuvre, Talking About Trees, est extrait d’un vers du poème de Bertold Brecht écrit pendant la Seconde Guerre Mondiale, « À ceux qui viendront après nous » (cité ci-dessus). Il est cité par Manar au cours du film, et prend tout son sens lors d’une scène où les réalisateurs plantent un petit arbre devant leur local. C’est aussi simple que ça.

Le film est simple dans ses moyens, dans sa réalisation, dans son sujet même – qui se focalise après tout principalement sur la croisade de quatre vieillards pour diffuser un film dans un cinéma abandonné de la banlieue de Khartoum -, aussi simple que le fait de planter un arbre, mais il est grand par son message ; de la même façon qu’une simple graine prend racine, s’étend et se ramifie avant de s’élancer vers le ciel pour devenir un arbre majestueux. C’est un hasard du destin qui voudra que le cinéma qu’ils tentent de ressusciter se nomme… La Révolution.

Talking About Trees est une leçon, une graine d’espoir, sur laquelle peut se rebâtir le cinéma soudanais. Pas seulement parce qu’il est un film issu du Soudan, et ce malgré les difficultés posées par la Sécurité Nationale et les risques encourus, mais également de par son resplendissement international. En passant dans les festivals, à Amiens évidemment, mais avant cela même à Berlin – qui est le plus prestigieux festival du film avec Cannes et Venise, tout de même – où il a reçu le Prix du Meilleur Documentaire et le Prix du Public, il offre au public de toute la planète un regard sur une autre culture, sur un autre horizon oublié. Il ne fait pas renaître le cinéma soudanais uniquement sur son sol, mais également aux yeux du monde.

Et aujourd’hui ? Le film a été tourné en 2015, qu’en est-il en 2019 ? Le 11 avril de cette année, le régime dictatorial d’el-Bechir a été renversé. Le pays sort donc encore de cette crise, et doit se reconstruire, lentement, mais sûrement. Les quatre réalisateurs poursuivent leur combat, et Ibrahim Shaddad est même en train de préparer un film. Surtout, à l’heure où j’écris ces lignes et selon les dires de la productrice Marie Balducchi, ils devraient avoir enfin réussi à prévoir une véritable projection pour demain, lundi 18 novembre, dans un vieux cinéma. Et pas n’importe quelle projection. Car le film qu’ils ont décidé de passer… c’est Talking About Trees.

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Au secours, Suleiman Ibrahim, vous êtes mon seul espoir.

LE MOT DE LA FIN

Talking About Trees est un documentaire simple, mais poétique. Le portrait poussiéreux mais rempli d’espoir du cinéma d’un pays tout entier incarné par quatre de ses vétérans, inlassables guerriers d’une guerre culturelle contre l’ignorance. La graine d’un arbre aux ramifications incommensurables, qui pourrait donner naissance à quelque chose d’extraordinaire.

Le film sortira le 18 décembre en France.

Note : 7,25 / 10

« MANAR – Les ennuis commencent ! »

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Le regard tourné vers l’avenir.

— Arthur

Tous les gifs et images utilisés dans cet article appartiennent à AGAT Films, et c’est très bien comme ça.

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