Honeyland – La ruche humaine

Entre leurs mains coule de l’or…

Et l’Oscar est attribué à… American Factory ! Lors de la 92ème cérémonie des Oscars, Honeyland n’est pas reparti victorieux de l’Oscar du Meilleur Documentaire ; pourtant, il a marqué à sa façon, et discrètement, l’histoire de l’Académie. En effet, c’est la toute première fois en 92 ans qu’un long-métrage documentaire avait aussi l’honneur de représenter son pays, en l’occurrence la Macédoine du Nord, dans la prestigieuse catégorie de l’Oscar du Meilleur Film International. Cette double nomination historique a donc été pour moi l’occasion de découvrir une œuvre d’une grande beauté, absolument bouleversante. Partons dans les montagnes macédoniennes, au pays du miel…

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Un beau rayon de soleil !

HONEYLAND

Réalisateurs : Tamara Kotevska & Ljubomir Stefanov

Actrices principales : Hatidze Muratova, Nazife Muratova

Date de sortie : 29 août 2019 (Macédoine du Nord)

Pays : Macédoine du Nord

Box-office : (En cours)

Durée : 1h27

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Éclatant portrait.

EN VÉRITÉ JE VOUS LE DIS

Au milieu des somptueux paysages naturels macédoniens, une petite femme trace son chemin. Elle arpente les montagnes enrobées d’un soleil éblouissant, emprunte les sentiers escarpés connus d’elle seule, jusqu’à atteindre son objectif. Là, dans un interstice au creux de la roche, se niche un fabuleux trésor doré dont elle est détentrice du secret : une ruche. Méticuleusement, elle récolte à mains nues la moitié des rayons, mais pas plus – c’est la règle ancestrale ; elle doit laisser aux abeilles autant que ce qu’elles lui donnent. Puis elle rentre au village, chargée de son précieux butin, avant de libérer les petites fées dorées ; alors son chant traditionnel se mêle à leur bourdonnement poétique sous la lumière divine de l’astre solaire.

Ce prologue presque trop sublime sert d’ouverture au documentaire Honeyland, le portrait bouleversant de Hatidze, une apicultrice traditionnelle habitant un village abandonné de Macédoine du Nord, à une vingtaine de kilomètres de Skopje, la capitale. C’est aussi le portrait de sa mère, Nazife, âgée de 85 ans ; elle passe ses journées alitée, attendant patiemment son heure tandis que son corps se délite peu à peu, avec ses yeux qui ne voient plus tant, ses oreilles qui n’entendent plus assez, ses mains immenses qui se raidissent, semblables à de l’écorce – elle dira elle-même « Je suis devenu un arbre ». Et puis c’est le portrait des abeilles de Hatidze, dont elle prend tant soin ; ces insectes mordorés si petits et pourtant si importants.

Avec ce film, la réalisatrice Tamara Kotevska et son collègue Ljubomir Stefanov adoptent une approche aussi proche de la réalité que possible. Pas de scénario, pas d’intervention, pas d’équipe technique en dehors des deux réalisateurs et leurs deux directeurs de la photographie. C’est le genre du cinéma-vérité, non-interventionniste, dénué d’artifices, qui laisse le sujet se raconter de lui-même. Les anglophones appellent cela un documentaire fly-on-the-wall, « mouche sur le mur », comme si la caméra était un simple insecte posé là qui se contenterait d’observer la vie se dérouler sous ses yeux sans interférer – même si, du coup, le terme bee-on-the-wall serait ici plus approprié.

Trois ans de tournage et plus de 400 heures de film furent nécessaires pour aboutir à l’œuvre finale. Et si l’approche retenue met l’emphase sur la simplicité de son sujet et le minimalisme, le film lui-même est en revanche une magnifique pièce d’orfèvrerie cinématographique, dominée par deux maîtres-mots : beauté et émotion. La beauté de la cinématographie de Fejmi Daut et Samir Ljuma, d’une part, qui tire parti de l’éclatante lumière du soleil pour magnifier sa pellicule, qui établit des plans à la composition extraordinaire – j’aime particulièrement les gros plans des abeilles au bord de l’eau – et qui amplifie la saturation des couleurs jaunes pour mieux coller à son sujet. Et d’autre part, l’émotion véhiculée par les hommes et les femmes dont Honeyland dresse le portrait, véhiculée par leurs mots, leurs gestes, leurs regards.

C’est d’autant plus marqué que les réalisateurs ont fait le premier montage du film sans comprendre ce que les personnages se disaient, car Hatidze est d’origine turque et sa langue maternelle est donc le turc ottoman et non le macédonien, qu’elle ne parlait qu’avec l’équipe de tournage. Ainsi, Kotevska et Stefanov choisirent d’abord les scènes pour l’émotion qu’elles transmettaient, avant d’apprendre seulement plus tard ce qui y était dit, découvrant alors des paroles profondément poétiques qui ne contribuaient qu’à améliorer l’ensemble. Cela est d’autant plus pertinent pour les spectateurs étrangers, comme toi et moi Billy, car on y décèle alors quelque chose d’universel, qui transcende les mots et les barrières du langage, quelque chose qui nous touche directement rien que par la façon d’être de ces personnes ordinaires. Un poème d’humanité.

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Eddie ?

CONFLIT DANS LA MONTAGNE

Difficile, en regardant Honeyland, de ne pas repenser à un autre chef d’œuvre du cinéma-vérité, j’ai nommé Grey Gardens. Le documentaire américain dressait déjà dans les années 1970 le portrait d’une femme entre-deux-âges, énergique, toujours coiffée d’un délicat foulard, et de sa mère vieillissante et alitée la plupart du temps ; de leur relation aimante et conflictuelle, poétique et tragique, recluses dans leur manoir délabré. À ce titre, Hatidze et Nazife sont telles deux Eddies macédoniennes. Pour autant, il convient de ne pas réduire le film à la comparaison avec son illustre prédécesseur, car Honeyland transcende la simplicité apparente de son portrait pour en tirer de la gelée royale. C’est l’histoire d’une femme, de sa mère et de ses abeilles, mais aussi une histoire du temps qui passe, d’harmonie et de chaos, de notre relation à la Nature, d’humanité dans le sens le plus noble du terme.

Le délicat équilibre de la vie simple de Hatidze va rapidement être chamboulé par l’arrivée impromptue de fermiers nomades qui vont s’installer pour un temps dans le village à l’abandon.  Si leur présence est d’abord source de curiosité et de séquences plutôt amusantes comme une scène de course-poursuite avec les vaches, ces voisins improvisés vont très vite se révéler être les éléments perturbateurs du film, dans tous les sens du terme.

À bien des égards, l’on pourrait dire que Hussein et sa femme, ces nouveaux venus, s’occupent eux aussi de leur propre ruche ; à ceci près qu’elle ne se compose pas d’abeilles, mais de leurs sept enfants et leur large troupeau de vaches. Et ce qui est certain, c’est que cette ruche ne bourdonne pas en chœur avec celle de Hatidze. L’arrivée des nomades marque un coup de tonnerre, et vient briser l’ordre établi dans les ruines abandonnées. Ils sont bruyants, désordonnés, agités, intrusifs. « L’enfer, c’est les autres » disait Sartre, et Honeyland ne peut que lui donner raison.

Cherchant un moyen de subvenir aux besoins de sa famille, Hussein se mettra même à l’apiculture dans l’ombre de Hatidze, mais certainement pas avec autant d’aisance. Là où elle manipule aisément les rayons à mains nues, à peine couverte d’un voile, lui et sa famille se font allègrement piquer par les insectes, et manquent indéniablement d’adresse et d’habileté à la tâche. Surtout, en dépit des conseils prodigués par l’apicultrice traditionnelle, le fermier malmène ses ruches et fait passer la production avant tout, ce qui aura des conséquences désastreuses pour tout l’écosystème des petits êtres dorés.

Pour autant, le documentaire ne cherche à faire aucune dénonciation, aucune critique. Il ne condamne jamais, il montre, simplement. Et Hussein est-il réellement à blâmer ? Bien sûr, il s’y prend mal et apporte en son sillage la disharmonie dans la montagne ; mais il ne cherche qu’à nourrir ses enfants, qu’à trouver quelque grain pour subsister. Son intérêt pour l’apiculture est gouverné par une triste réalité économique, et il a désespérément besoin de sa production pour gagner l’argent nécessaire à sa vie, tout simplement, là où les besoins de Hatidze et sa mère sont finalement très modestes.

D’ailleurs, tout cela n’empêchera pas la femme solitaire de tisser des liens avec l’un des fils de la famille, sincèrement intéressé par la vie authentique et le travail minutieux de Hatidze, ce qui donne lieu à de magnifiques moments de transmission. L’enfant est un espoir que les traditions ne soient pas effacées par le flot sinueux du temps, que les erreurs des parents pourront un jour être réparées. Une petite lumière jaune dans la nuit noire qu’apporte l’avenir.

« HATIDZE – Si j’avais eu un fils comme toi, les choses auraient été différentes. Mais ce n’est pas le cas. »

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Soucis à l’horizon…

L’ABEILLE TRAVAILLEUSE

Dans le fond, Honeyland se fait le reflet de l’opposition entre nature et culture, entre la vie en symbiose avec l’environnement, et son exploitation. On pourrait également y voir, par extension, une illustration de la scission entre « sociétés chaudes » et « sociétés froides » avancée par l’ethnologue Claude Levi-Strauss à la fin des années 1950. Les premières correspondent au mode de vie de nos société modernes occidentales, basé sur le capitalisme et les circuits de consommation, sur le harnachement de notre planète pour la plier à nos envies.  C’est la société dans laquelle Hussein et sa famille sont contraints d’exister et d’évoluer pour survivre.

« De telles sociétés sont parvenues à réaliser dans leur sein un déséquilibre, qu’elles utilisent pour produire, à la fois, beaucoup plus d’ordre – nous avons des sociétés à machinisme – et aussi beaucoup plus de désordre, beaucoup plus d’entropie, sur le plan même des relations entre les hommes. »
– Georges Charbonnier, Entretiens avec Claude Levi-Strauss, 1959

Les sociétés froides, quant à elles, valorisent la persévération, la conservation d’un état établi, le respect de la nature et la préservation de ses ressources dont le prix à payer est une existence modeste et solitaire.

« Ces sociétés semblent avoir élaboré une sagesse particulière, qui les incite à résister désespérément à toute modification de leur structure, qui permettrait à l’histoire de faire irruption en leur sein. »
– Claude Levi-Strauss, Leçon inaugurale au Collège de France, 1960

Hatidze s’inscrit dans cette lignée traditionnelle des sociétés froides. Elle et sa mère forment à deux une tribu indigène ancestrale, vivant au rythme de la montagne où elle s’est établie, isolée d’un monde moderne qui ne la visite que fortuitement comme un explorateur européen découvrirait un peuple amérindien enfoui dans la forêt vierge. Une tradition qui s’inscrit jusque dans son prénom, dont la signification semblait tout indiquée ; Hatidze : digne de confiance, respectueuse, respectée.

En fait, l’apicultrice ne fait qu’un avec ses abeilles, et c’est là que réside toute la magnificence de son existence. Il n’y a pas d’un côté les insectes producteurs de miel, et de l’autre l’Homme, mais une symbiose parfaite et harmonieuse entre deux créatures terrestres partageant une même essence. La petite femme habillée d’un jaune éclatant est elle aussi une abeille travailleuse, s’affairant avec délicatesse et prenant soin de la reine-mère, endormie au fond de cette maison exigüe aux murs ambrés, semblable à une ruche. Comme les abeilles, elle danse et chante dans la lueur resplendissante du soleil. Comme les abeilles, elle vit au rythme des saisons, profite de l’été pour travailler et résiste à la rudesse de l’hiver. Et comme les abeilles, quand la reine décédera, elle reprendra son envol pour trouver une autre colonie, une autre ruche, là haut, dans la montagne dont elle seule connaît les sentiers escarpés. Et le cycle reprendra. Encore. Toujours. Éternellement.

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Bzzzz, bzz bzzz, bzzzz.

LE MOT DE LA FIN

Honeyland est un sublime et fascinant documentaire, qui montre peu et pourtant en dit long. C’est une fable poétique à la fois très intime et magnifiquement universelle, qui laissera à n’en pas douter une délicate douceur teintée d’une pointe d’amertume mielleuse dans l’esprit du spectateur.

Note : 8 / 10

« NAZIFE – Trop d’hivers ont passé… »

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Et l’abeille prend son envol.

— Arthur

Tous les gifs et images utilisés dans cet article appartiennent à leurs ayants-droits respectifs, et c’est très bien comme ça

6 commentaires sur “Honeyland – La ruche humaine

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  1. Je ne suis pas une grande adepte des documentaires mais je dois avouer que tu m’intrigues. En plus, on a presque l’impression en te lisant que Honeyland tire sur les mêmes ficelles qu’un film de fiction… en tout cas ce que tu en dis fait vraiment envie.

    Aimé par 1 personne

    1. Le documentaire est un genre qui recèle de trésors à découvrir ! Il faut simplement trouver les bons détroits à écumer ^^
      Ceci étant dit, effectivement Honeyland joue certaines cartes de la fiction (Situation initiale, éléments perturbateurs, climax et résolution des conflits…) notamment par le biais du montage, mais rejette toute volonté de mise en scène au sens propre du terme. C’est la vie, non pas la vie en rose de Piaf mais la vie en jaune de Hatidze – mais les deux sont aussi belles l’une que l’autre 😀

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