Tár – L’éclat et la fureur

Cate Blanchett fait des spectateurs son orchestre et mène la salle à la baguette.

Le pouvoir a de tous temps fasciné l’humanité. Toujours convoité, souvent respecté, parfois craint. Abusé, aussi, par celles et ceux qui se laissent corrompre sans y prendre garde. J’ai été, moi aussi, fasciné par le pouvoir du premier teaser du dernier film de Todd Field. Une mise en scène dépouillée, où Cate Blanchett fixe la caméra de ses yeux pénétrants, semblant nous fixer et percer jusqu’à notre âme. Puis elle ouvre la bouche et s’en échappe une épaisse nappe de fumée qui finit par l’envelopper complétement. Rien de plus, et pourtant tant de questions qui me viennent. Qui donc se dissimule derrière cet écran de fumée ? Qui est-elle ? Qui est réellement Tár ?

TÁR

  • Réalisateur : Todd Field
  • Actrices principales : Cate Blanchett, Noémie Merlant, Nina Hoss
  • Date de sortie : 7 octobre 2022 (États-Unis), 25 janvier 2023 (France)
  • Pays : États-Unis
  • Budget : 35 millions $
  • Box-office : 15,4 millions $ (En cours)
  • Durée : 2h38

MÉTRONOME

Quand on y réfléchit, un métronome n’est pas si différent d’un cœur. Tous deux battent la mesure et donnent le rythme du temps qui passe. Ainsi, le cœur impose sa pulsation à nos organes comme autant d’instruments de l’orchestre de notre corps – chaque emballement, la marque de nos passions, ou de nos tourments. Il n’est donc pas surprenant que, comme de nombreuses études l’ont montré, l’écoute de musique a un impact direct sur la fréquence cardiaque de l’auditeur.

Puisque la musique et le cinéma sont des objets temporels, n’existant que par la durée – sinon, c’est un bruit ou une photographie – et étant intimement forgés par le temps, il n’y a pas de raison de penser que ce qui est vrai de l’un ne l’est pas de l’autre. À la lumière de ceci, on pourrait alors en conclure que ce qui fait l’apanage des grandes œuvres est leur maîtrise du temps. Les chefs-d’œuvre sont ceux qui construisent leur rythme avec une telle maîtrise que notre être s’y aligne tout entier, contrôlant le moindre battement du cœur des spectateurs. C’est un pouvoir incommensurable, qui implique de grandes responsabilités – c’est au réalisateur ou à la réalisatrice de choisir, avec audace, avec conscience, avec art, de ce qu’il ou elle fait de ce temps imparti.

« La réalité est telle que dès le début, je sais précisément où nous en sommes et l’exact moment où vous et moi arriverons ensemble à notre destination. »

Lydia Tár

Tár est précisément de ces films-là. Il parle de musique, de temps et de pouvoir. Il est musique, temps et pouvoir ; construit comme une symphonie magistrale où chaque scène est une note renfermant en elle-même toutes les scènes qui la précèdent et toutes celles à venir. Probablement l’un des films au meilleur montage des dernières années, sinon décennies, où les doigts de fée de la monteuse Monika Willi font d’elle une véritable compositrice. Points et contrepoints s’arrangent dans un flot parfaitement maîtrisé de la première seconde à la dernière, sachant où placer les accalmies et les coups d’éclat pour parvenir à un ensemble en pleine harmonie entre son fond et sa forme.

Comme son personnage principal, Tár sait parfaitement dès le début où il va finir, puisqu’il débute par sa fin, c’est-à-dire son générique. Mais ce n’est là que le premier de nombreux subtils coups de génies à venir. Nous rencontrons Lydia Tár (Cate Blanchett), cheffe d’orchestre de renom, alors qu’elle est déjà au sommet de sa gloire. Elle a dirigé les plus grands orchestres du monde, de la Philharmonie de New York à celle de Berlin dont elle a pris la tête. Elle fait partie des rares EGOT, heureux élus qui ont remporté les prix les plus prestigieux de leurs académies – un Emmy, un Grammy, un Tony et un Oscar. Le début du film est, déjà, le paroxysme de sa carrière. Mais comme tout sommet, cela veut aussi dire que ce n’est que la première étape de la descente.

Le calme avant la tempête.

UN GRAND POUVOIR…

L’histoire de Tár est, en un sens, déjà écrite quand le film débute. Les succès et les fautes, qui causeront la perte inévitable de la protagoniste, ont déjà eu lieu avant le film. En ce sens, le récit est une exploration psychologique qui s’intéresse particulièrement aux réactions plutôt qu’aux actions, et à la façon dont les points clés de l’histoire de Lydia Tár font surface et se répercutent sur elle et son entourage, plutôt que la façon dont ils sont advenus.

Qu’on ne s’y méprenne, l’inévitable chute de la cheffe d’orchestre est un couperet de sa propre composition. Son ascension remarquable implique la mise en branle de jeux de pouvoirs aussi bien individuels qu’institutionnels dont les ramifications dépassent de loin le cadre du seul personnage. Qu’est-ce que le pouvoir, sinon son exercice sur quelque chose ou quelqu’un ? La façon dont on l’utilise, et sur qui, définit sa capacité à être retenu. Lydia Tár, devant son orchestre, contrôle et domine tout et tous. Ou du moins, elle en a l’illusion.

La relation triangulaire que Todd Field tisse entre le personnage, son environnement et la caméra est peut-être l’outil le plus aiguisé dans un film à la technique irréprochable. Le cadre, dans sa construction-même, nous indique ce que Tár refuse de s’admettre, et se fait juge de caractère entre ses vertus et ses pêchés. Ainsi les scènes à l’orchestre favorisent la composition horizontale, avec des lignes prolongeant les mouvements de la musicienne dans l’espace. C’est dans la musique qu’elle règne en maître, en pleine maîtrise de son art, et ce tout particulièrement dans ce plan en contre-plongée presque christique où elle dirige la 5ème de Mahler.

À l’inverse, en dehors de la philharmonie, les compositions verticales dominent, accumulant les cadres dans le cadre. Ces derniers se dessinent par les parois d’un appartement, les piliers d’un tunnel où Tár court régulièrement, ou encore des linteaux de portes qui se resserrent et se resserrent jusqu’à à peine dépasser l’actrice juste avant sa dernière montée sur scène. Le personnage, dans les limites du cadre intérieur, continue d’être persuadé de contrôler la situation. La caméra, plus en retrait, nous permet de révéler qu’elle est fait prisonnière de l’image et de ses propres mirages.

La méditation sur le pouvoir est rendue d’autant plus éloquente par la profonde nuance dont font preuve l’écriture et la réalisation de Tár. « Lydia Tár est multiple », nous dit un journaliste, et ne se résume pas à ses fautes. D’autant plus lorsqu’on pense que c’est le pouvoir lui-même qui corrompt, implicitement, entraînant inévitablement des relations hiérarchiques dont il est très facile d’abuser – volontairement, ou non. Je n’ai eu de cesse de repenser à Citizen Kane, et la manière dont le personnage d’Orson Welles se prend dans sa propre toile dans sa course aveugle pour la gloire, et finit par détruire tout ce qui l’entoure, puis lui-même.

Le règne du maestro.

GOUDRON MAGNÉTIQUE

Lydia Tár se construit par son ambivalence, inscrite jusque dans son ADN. Le « târ »est d’abord un instrument de musique du Moyen-Orient, dénommant selon les régions un tambour ou un luth. « Tar », en anglais, traduit le goudron, cette substance noire et visqueuse qui enlise et embourbe. Enfin, « tár », avec l’accentuation que choisit le film, est la transcription islandaise d’une larme. En un mot et toutes ses variations, c’est l’identité du personnage qui s’incarne et trace comme un présage son destin.

La cheffe d’orchestre se fait à la fois protagoniste et antagoniste de sa propre histoire. Nous regrettons sa chute tout en l’approuvant, pris en étau entre l’artiste inégalable et la femme répréhensible. Dans ce maelstrom psychologique, Tár court éperdument pour fuir un ennemi qu’elle, et elle seule, a engendré. Elle longe constamment cette fine frontière entre le bourreau et la victime, tout en restant, avant tout, toujours humaine.

Tár doit tout au charme magnétique de Cate Blanchett, qui embrase l’écran et ne le quitte jamais ou presque pendant les deux heures quarante du film. On ne s’étonnera pas d’apprendre que le scénario fut écrit pour elle, tant elle prend le rôle au corps et le transcende par sa performance pleine de justesse et de sous-texte. On ne peut la quitter des yeux, subjugués par ce personnage dont la maestria artistique se démontre à chaque séquence, mais anxieux à l’idée d’approcher de trop près cette flamme brûlante. À l’apogée de son pouvoir, Lydia Tár force notre admiration comme notre crainte, et se fait métaphore des maux de notre époque pour mieux nous les faire apparaître.

La performance de l’actrice et l’ambiguïté de son personnage ne révèlent jamais aussi puissantes que dans la juxtaposition finale, exacerbée par la finesse du montage, entre son moment le plus puissant et sa scène la plus véritable. Le contraste éclate entre cette rage folle et éruptive lors de sa dernière représentation à Berlin et les larmes silencieuses face à un Leonard Bernstein télévisé. Ces scènes, parmi tant d’autres, font de Tár, personnage et film, des objets indéfiniment fascinants.

Un instant suspendu.

LE MOT DE LA FIN

Disparu des écrans pendant seize ans, Todd Field revient avec une immense méditation sur le pouvoir où l’ambivalence et la subtilité règnent en maître. Un sens du montage extraordinaire, une composition millimétrée et une Cate Blanchett à son firmament font de Tár l’une des plus puissantes propositions de cinéma de cette saison des Oscars.

Note : 9 / 10

« Le temps est tout. »

Lydia Tár
Seule contre tous.

— Arthur

Tous les gifs et images utilisés dans cet article appartiennent à leurs ayants-droits respectifs, et c’est très bien comme ça.
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