Ce qui compte n’est pas tant la destination que le voyage.
Les nominations à la 94ème cérémonie des Oscars ont été annoncées début février, et la grande surprise a été la quadruple nomination de la fresque japonaise Drive My Car – au Meilleur Film International, au Meilleur Scénario Adapté, à la Meilleure Réalisation et surtout au Meilleur Film, fait assez rare pour un film étranger pour être souligné. Forcément, on repense au merveilleux Parasite ; le film de Ryūsuke Hamaguchi saura-t-il prendre la même route ? C’est une histoire pour un autre jour. Ce qui est certain, c’est que, lentement mais sûrement, Drive My Car trace son chemin dans le cœur des critiques et des spectateurs.

DRIVE MY CAR
- Réalisateur : Ryūsuke Hamaguchi
- Acteurs principaux : Hidetoshi Nishijima, Tōko Miura, Reika Kirishima
- Date de sortie : 20 août 2021 (Japon)
- Pays : Japon
- Box-office : 3,6 millions $ (En cours)
- Durée : 2h59
UN LONG FLEUVE TRANQUILLE
Yusuke Kafuku (Hidetoshi Nishijima) est un acteur et metteur en scène de théâtre. Il partage avec sa femme Oto (Reika Kirishima), scénariste de télévision, une relation fusionnelle et passionnelle, mais cet équilibre est mis en péril par des secrets inavoués et un deuil difficile à surmonter. Alors que Yusuke entre en résidence artistique à Hiroshima pour monter une adaptation d’Oncle Vania, le chauffeur Misaki Watari (Tōko Miura) lui est assigné afin de le conduire entre son hôtel et le théâtre. Dès lors, le metteur en scène use des longs trajets au son de cassettes enregistrées par sa femme pour mener son introspection et faire ressurgir les émotions qu’il a le plus profondément enfouies.
Drive My Car est un film qui prend son temps. Son intrigue est simple en apparence, mais c’est dans son élaboration que se dévoile toute sa richesse, et qu’il affirme la prévalence du voyage sur la destination. Tous les détours sont bons à prendre, pourvu que ni les roues de la vieille voiture rouge, ni les bobines de la cassette audio, ni le projecteur de cinéma ne s’arrêtent de tourner. C’est ainsi que le long-métrage de Hamaguchi frôle les trois heures, et que son générique n’apparaît qu’au bout de quarante minutes (!).
Je n’ai rien contre les longs films mais il est vrai que ces visionnages sont rarement à prendre à la légère, aussi le spectateur aura sans doute besoin d’un temps d’adaptation au rythme du film. Mais tout comme Yusuke paraît initialement arborer un visage dur et impénétrable avant de s’ouvrir petit à petit, Drive My Car finit par nous emporter inexplicablement et nous invite à prendre place sur les sièges de cette caractéristique voiture rouge. La lenteur se révèle riche, prospère, envoûtante ; comme une longue balade entre deux saisons, elle offre un instant de respiration et de poésie. Comme elles sont douces les larmes qui nous viennent à la fin !
La fresque japonaise rappelle dans sa construction le drame chinois An Elephant Sitting Still. L’œuvre de Hu Bo était elle aussi caractérisée par une durée imposante et une histoire sans fioritures, sans effervescence, centrée sur ses personnages et leurs émotions. Pourtant, la fable à l’éléphant était caractérisée par une violence sous-jacente, une dureté contenue là où Drive My Car se pare plus volontiers d’un voile de mélancolie, d’une chaleur latente lui brûlant au cœur. Le désespoir est surmonté par les simples actes et douceurs de l’ordinaire.

ARÔMES SUBTILS
Beaucoup a déjà été dit et écrit à propos de la réalisation d’une grande finesse de Hamaguchi et du travail délicat de cinématographie de Hidetoshi Shinomiya, reposant sur de tendres lumières caressant les décors et les visages. L’image est toujours maîtrisée, faite de minimalisme et d’épure, et ne laisse éclater que le nécessaire. Le réalisateur utilise toujours sa caméra à bon escient, construisant les scènes sans artifices superflus ou larges effets de styles, préférant revenir à l’essentiel du langage cinématographique – l’une des meilleures scènes du film est un simple champ / contre-champ donnant toute leur place aux personnages, lors des aveux de Takatsuki.
Les décors et la direction artistique de Drive My Car ont été moins commentés et sont pourtant le fruit d’un ouvrage d’une grande subtilité. En choisissant avec habileté les nombreux lieux que visitent les personnages et en les décorant avec soin et parcimonie, Seo Hyeonsun et Kagamoto Mami créent de véritables chambres de résonance pour les émotions et pensées de leurs habitants. Les décors jouent avec la lumière et enveloppent et mettent en valeur les personnages, complimentant les performances remarquables des différents acteurs et travaillant main dans la main avec la caméra pour donner corps et âmes à chaque plan.
Ces remarques sont valables également pour l’excellent choix de la voiture conduite par Yusuke puis Misaki. La Saab 900 Aero de 1990, d’un rouge immaculé – en lieu et place du jaune décrit dans Des Hommes sans Femmes, l’anthologie dont le film est adapté – se démarque par sa couleur et ses éclatants reflets ; et pourtant se fond tout aussi bien dans les paysages, prenant la place arrière du récit. Elle isole et réunit les personnages, et permet la profondeur de la réflexion. En voiture, que faire d’autre que penser ?
Si Drive My Car est d’une telle sérénité, c’est aussi grâce au subtil montage sonore qui étaye son atmosphère. La musique est extrêmement rare, et l’ambiance sonore discrète, tant et si bien qu’elle se révèle plus forte que jamais quand se fait le silence absolu. Dans ce silence introspectif quasi-total, ce sont les dialogues qui prévalent, ponctuant les longs silences d’émotions nouvellement révélées.
APPRENDRE À ÉCOUTER
Le scénario se construit sur des vérités non-dites, et chaque mot a son importance. Les intrigues s’enchevêtrent et se conjuguent entre elles, formant un montage à plusieurs couches et niveaux de lecture.
Drive My Car est en son cœur un film sur la difficulté de communiquer. Qu’elle soit la difficulté de communiquer tout court, à l’instar des acteurs d’Oncle Vania parlant chacun une langue différente et passant du japonais au mandarin à l’anglais entre deux répliques, ou Yoon-A qui est muette et ne peut littéralement pas parler ; ou bien qu’elle soit, plus souvent, la difficulté d’exprimer ses émotions. Les deux acteurs principaux parlent peu, et mettent longtemps avant d’arriver à évoquer le deuil que chacun porte. Les cassettes deviennent un outil pour communiquer avec ceux qui sont absents, faute de pouvoir les confronter en face. Ces difficultés sont encore plus tangibles pour le spectateur étranger, regardant en version originale, se reposant sur les sous-titres pour surmonter les barrières de langues qu’il ne comprend pas.
« J’ai décidé d’écouter cent fois plus. »
Yoon-su
Ainsi, Hamaguchi encourage son spectateur à écouter entre les lignes, à être plus attentif que jamais pour percevoir les nuances que les personnages expriment sans pouvoir les dire explicitement. Dans cette odyssée de sous-entendus, de métaphores et de non-dits, les personnages se révèlent le mieux à travers des voix empruntées ; trouvant leur propre vérité parmi les répliques d’En Attendant Godot, d’Oncle Vania, ou la trame narrative des histoires qu’imagine Oto. C’est aussi vrai des paroles signées de Yoon-A, qui ne peuvent être entendues par ceux qui l’entourent que par la voix de Yoon-Su, seul à comprendre la langue des signes coréenne.
Drive My Car est un voyage que Yusuke, Misaki et tous les autres entreprennent afin de trouver leur propre voix, surmontant les obstacles que la vie met sur le chemin à la force de leurs mots. « Écoute patiemment », nous enjoignait Tilda Swinton dans Last and First Men, et alors entre les lignes se révèlent des vérités aussi fragiles qu’un flocon de neige.

LE MOT DE LA FIN
Subtile étude de la complexité de l’âme humaine, Drive My Car est un voyage envoûtant qui happe l’entière attention du spectateur et fait de lui un passager sur les routes de nos émotions intérieures. Dans une œuvre tout en douceur et majesté, Hamaguchi nous apprend à écouter le silence pour y déceler la plus pure des vérités.
Note : 9 / 10
« On devra vivre. »
Yusuke

— Arthur
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